Jean-Philippe Connan et Karver – « Ce n’est qu’un au revoir »
En 18 années passées chez Karver, il en connaît toute l’histoire. Toutes les histoires même, petites et grandes, stressantes ou exaltantes, c’est qu’il s’en est passé des choses en deux décennies de développement effréné. À la veille de prendre la direction générale de la Société des Régates du Havre, sa ville de toujours, celui qui a été embauché comme technicien de bureau d’études débutant et est devenu Directeur Général Adjoint, revient sur son histoire commune avec l’une des plus belles success-stories du nautisme.
Chez les Connan on est Havrais de père en fils depuis des générations. Si maman est de Granville, cela reste la Normandie. Alors Jean-Philippe a grandi et étudié au Havre, jusqu’à obtenir un DESS en Matériaux Composites. Pas mal pour quelqu’un qui dit ne pas être « un grand passionné de l’école ». Bien sûr il a aussi navigué au Havre, et plutôt à haut niveau s’il-vous-plaît, jusqu’à gagner le Spi Ouest-France en 2005 en First Class 8, avant de partir en IRC écumer les Trophées Atlantique et Manche à bord du Sun Fast 36 Pen Ru.
Mais comment es-tu arrivé chez Karver ?
À la fin de mes études, j’étais prêt à chercher un premier travail n’importe où en France, mais c’est Karver qui m’a appelé en premier. À Honfleur en plus, juste de l’autre côté du pont de Normandie ! Avec Marin Clausin le courant est tout de suite très bien passé. Je fonctionne beaucoup au feeling, à l’humain. Or Marin est quelqu’un de très attachant et surtout de foncièrement honnête. Et puis dans le bureau, je me souviens, il y avait des posters d’Alinghi, ou encore d’ABN Amro qui faisait la Volvo Ocean Race à l’époque, ils utilisaient des poulies Karver. Pour un passionné de voile comme moi, c’était forcément séduisant. Au départ, j’ai planché sur des petits sujets de conception, d’amélioration, des mises en plan. J’étais un peu l’homme-à-tout-faire de l’entreprise, dans le bon sens du terme, parce que c’est ce qui m’a formé et m’a permis d’en connaître tous les rouages, de progresser en même temps que l’entreprise évoluait.
Qu’est-ce qui fait que l’on reste 18 ans au sein de la même entreprise ?
J’ai aimé voir l’entreprise se développer tous les ans, et même tous les mois au début, et on a toujours envie de voir où ça va nous mener. C’est un métier passion, dans lequel on peut faire toute sa carrière. C’est la passion qui m’a toujours tenu et qui continuera à me guider. Mon départ, c’est une opportunité, l’envie d’un nouveau challenge et cette sacrée ville du Havre qui m’a encore fait de l’œil. J’ai Le Havre dans le sang ! (Rires) C’est une ville en plein développement, et il y a d’ailleurs là, surement, un parallèle avec Karver.
Quels souvenirs marquants garderas-tu de ces 18 années ?
Mon premier déplacement. Je n’avais jamais voyagé très loin. Alors, premier gros aéroport, premier avion à passagers et je me retrouve en Espagne, à Barcelone, pour dépanner un Imoca, moi qui avais fait anglais LV1 et allemand LV2 à l’école ! Mais ce sont surtout les rencontres avec les skippers qui resteront à jamais. Quand je suis arrivé, notre figure de proue dans la course au large était Tanguy de Lamotte qui naviguait avec Thomas Coville sur Sodebo. Il connaissait pas mal de monde, et c’est donc lui qui nous a présenté des skippers comme Jean Le Cam, Vincent Riou… La classe Imoca a beaucoup grandi, mais cela reste un petit milieu et le bouche-à-oreille a super bien fonctionné. Au-delà des noms et de leurs téléphones dans mon portable, ce sont des sacrées histoires quand tu rencontres des personnalités telles Yves Parlier ou Michel Desjoyeaux. Je ne m’en suis jamais lassé. À chaque départ de course, je suis admiratif, et conscient du privilège que j’ai de les rencontrer, presque surpris qu’ils me reconnaissent, m’appellent par mon prénom ! Mieux encore, il y a les arrivées de courses, au Brésil ou en Martinique. Il n’y a plus de stress, plus de sollicitations, il fait beau et chaud. Tu es en short et en tongs, mais tu bosses, tu débriefes la course, puis au fil du temps tu parles aussi d’autre chose, tu crées des relations plus proches, dans les deux sens.
Il y a des navigations qui t’ont particulièrement marqué ?
Si je n’ai pas encore eu la chance de voler sur les Ultims actuels, j’ai pu naviguer sur le Sodebo précédent. Et quand tu viens du First Class 8, naviguer à 20 nœuds de moyenne… Au bout de quelques minutes tu t’habitues à naviguer à 25 nœuds, avec les cheveux en arrière et les cils qui te rentrent dans les yeux. Mais quand le bateau prend une petite risée, qu’il monte à 30 nœuds sur un flotteur, c’est encore autre chose, tu rentres dans un nouveau monde. Et puis il y a ma première navigation en Imoca aussi, sur le PRB de Vincent Riou. Ça tapait tellement fort que j’ai cru que j’allais mourir ! Les bateaux sont tellement raides. Au début tu t’assieds dans le fond du bateau, puis quand tu te sens un peu plus à l’aise, tu te mets à genoux, puis debout, en te tenant à deux mains… La vitesse, les tensions, la taille, c’est une autre échelle, impressionnant. De retour au bureau tu as envie d’épaissir un peu les pièces quand même ! (Rires) Et les Imoca actuels c’est encore pire, juste invivables. Mais ce qui m’avait marqué, c’est que même si ce sont des professionnels sur des bateaux énormes avec de gros sponsors, ils restent des marins passionnés, comme nous. Ils font leurs sorties en mer, mangent leur tablette de chocolat, aiment prendre la barre pour négocier les surfs, gardent le même plaisir de naviguer.
Quelles sont les évolutions majeures que tu pas pu observer ?
À mes débuts, sur Alinghi ils enlevaient les stickers des poulies pour gagner du poids ! Les TP52 eux, ils nous achetaient toujours la poulie la plus petite, et quand elle cassait, ils passaient au modèle au-dessus, pour être sûrs de ne jamais être surdimensionnés ! Aujourd’hui, en Imoca au moins, c’est un petit peu l’inverse. Ils sont prêts à mettre un peu plus lourd pour que ce soit plus fiable. Car les bateaux ont convergé en matière d’architecture et sont devenus très proches en performance. Ils sont donc obligés de les pousser à leur maximum. Par exemple, là où sur la génération précédente on voyait des pics d’efforts sur l’étai principal à 8-9 tonnes pendant quelques secondes avant de redescendre à 5-6T, là ils sont à 9T pendant des heures ! Tout est devenu tellement raide de partout, voiles, étais, cordages, il n’y a plus d’amortisseur nulle part. Quand on voit les nombreuses blessures sur le Retour à la Base, je me demande si ce n’est pas le skipper qui est devenu le fusible.
Si tu devais définir Karver en trois mots ?
Si je ne devais en retenir qu’un même, c’est INNOVATION ! La voile évolue peu quelque part, par rapport à d’autres secteurs comme l’automobile par exemple. Ce n’est pas facile de proposer de vraies innovations comme Karver le fait. Après je dirais le DESIGN. J’ai toujours admiré le côté artiste, intuitif, de Marin. Il me disait imaginer les efforts comme les écoulements d’eau sur une pièce. Il trouve toujours le bon compromis entre la technique et le design, la résistance et l’esthétique. Il a ce génie de pouvoir partir d’une feuille blanche et d’inventer un système, en un temps record qui plus est. Il n’y en pas deux comme lui. Même nos concurrents l’admirent, et encore ils ne voient que ce que l’on produit ! Et puis en trois, c’est la COURSE. C’est notre image de marque, indéfectible, même si cela nous a parfois desservi parce que certains plaisanciers se disaient, « Karver c’est la course, ce n’est pas pour moi ». Mais progressivement, on a communiqué et on a intégré cette partie plaisance, en faisant des moyennes séries qui ont aussi permis de devenir plus compétitifs.
Un petit pincement au cœur au moment de tourner la page ?
Si je n’ai pas de regrets, j’ai forcément un peu de nostalgie. J’ai tout aimé au cours de ces 18 années. Je ne me suis jamais lassé. J’adorais chez Karver ce privilège du contact direct avec les skippers, et je continuerai à me rendre sur les pontons au départ des courses pour garder ce lien. Mais j’ai aussi aimé rencontrer des gens qui ont tout vendu et partent pour un tour du monde à la voile sur 4-5 ans, ou des amateurs de voile légère, tous avec des problématiques et des attentes différentes, des compromis différents entre confort et rapidité. On a aussi eu la chance de travailler sur des projets hors nautisme, pour la Marine Nationale avec des systèmes de hook pour relier des barges, des bloqueurs de câbles pour EDF, des poulies pour les skycams sur filins dans les stades de foot… Ce n’est pas évident en effet de tourner la page après aussi longtemps. Surtout qu’objectivement, je n’avais aucune raison de partir. Au fond de moi je ne m’interdis pas l’idée de revenir un jour d’ailleurs. Et puis je reste actionnaire, alors je garde un pied, et un œil, dans l’entreprise. C’est un peu mon bébé aussi, même s’il a bien grandi.